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  • Vivre autrement, une promesse à nos morts

    La pierre du souvenir

    Haïti: 3 heures 47. Le vent se lève. Il s’écrase aussitôt contre une pierre posée au centre d’un périmètre particulier à Titanyen : la fosse commune où sont enterré, au pied d’une petite colline, plusieurs milliers de cadavres disloqués, de rêves brisés en 35 secondes par le séisme du 12 janvier. Hier « silencieuse », cette pierre, présente sur le site lors des opérations d’ensevelissement, « parle » aujourd’hui. Estampillée « Nou pap jan m bliye w », elle situe, avec une charge émotionnelle, mystique, un pan de l’hommage officiel placé sous le signe du souvenir, de la remémoration de nos morts pour avancer, pour faire autrement, vivre autrement, le jeudi 12 janvier 2012.

    L’excellent, l’inusable Clarens Renois est dans l’air. L’ex- enfant de choeur à Dame-Marie suit, donne du relevant, reste dans le tempo du « An n sonje pou n vanse ». Avancer commande l’unité, et c’est une nation unie dans la douleur qui rend hommage aux siens, à ses disparus, souffle Clarens Renois, journaliste senior, maître de cérémonie, invitant Myria Charles sur l’estrade.

    Marla Manigat

    Marla Manigat

    Longue robe blanche, Myria range au placard le large sourire illuminant d’habitude son visage et tout son être. Elle chante. Sa voix s’élève dans cet espace dénudé, planté de croix noires : « Cher seigneur aide-moi », « When I come to die, give me Jesus ». Elle chante. Sans excès en face du podium des dignitaires, dont le président Martelly, sa femme Sophia, le Premier ministre Garry Conille, les membres du gouvernement, Bill Clinton, des parlementaires, des ambassadeurs, les ex-présidents Jean-Claude Duvalier, Prosper Avril et des leaders religieux.

    En ce jour de mémoire, les suppliques rappellent que le nom de Jésus, du Bon Dieu étaient, il y a deux ans, sur les lèvres des désespérés, alors que les ondes telluriques enfonçaient dans l’effroi des populations vivant les yeux ouverts l’apocalypse. L’hommage aux morts n’occulte pas celui aux vivants, aux survivants ainsi qu’aux handicapés.

    Conduite sur une chaise roulante sur le podium, Marla Manigat, devenue tétraplégique après une fracture de la colonne vertébrale lors du tremblement de terre, est un hymne à l’espoir. Tailleur, cheveux noirs soigneux, elle confie avoir broyé du noir, arpenté les dédales de l’inconnu en Haïti, pays où avoir un handicap est presque synonyme de mort professionnelle. Elle a repris cependant du poil de la bête et décroché un poste de gestionnaire de projet au bureau du secrétaire d’État aux personnes handicapées. « Je me sens utile à ma communauté », ajoute-t-elle, peu avant que des lambis ne résonnent pour annoncer des leaders de toutes les confessions religieuses.

    La mort des nôtres lors de cette catastrophe est une invitation, selon Mgr Pierre André Dumas de l’Eglise catholique. « Des profondeurs de cette terre où ils se reposent jaillit et résonne comme en écho dans nos coeurs et nos esprits l’invitation solennelle de donner un sens à leur mémoire en pensant autrement, en étant autrement, en vivant autrement, en agissant autrement et en habitant le pays autrement », indique le religieux.

    Il renchérit et va plus loin. « Oui, nous leur devons de reconstruire autrement, d’édifier un nouvel Etat-nation dans l’unité et la paix avec des institutions plus solides, des édifices publics, des lieux de culte et des hôpitaux, des écoles et des maisons qui ne soient pas des tombes, avec un environnement plus soigné et plus respecté, avec un projet consensuel de société et un nouveau pacte social issu d’un vrai dialogue national pour une authentique entente inter-haïtienne », appelle Mgr Pierre André Dumas.

    L’imam Amir Japhar et la manbo Evonni Georges Augustin sont dans la même veine. L’imam appelle Allah, dans sa bonté, à mettre l’amour, la paix, l’harmonie dans le coeur des Haïtiens pour qu’ils trouvent « l’équilibre de la vie ». Surfant sur le mystère « gede », des êtres immortels dans le vaudou, le guide musulman insiste sur la « qualité de la vie » à vivre sur terre avant de transiter dans l’au-delà. Un message à la solidarité explicité par la manbo Evonni Georges Auguste, le ton posé quand elle invite les Haïtiens à capitaliser non sur ce qui divise mais sur ce qui unit. Le vénérable maître Emmanuel Ménard, le pasteur Sylvain Exantus, monseigneur Zachée Duracin renforcent. Dans le même esprit.

    Martelly promet aussi

    Le chef de l’Etat, cravate grise, veste noire, avec sa femme suit la vague. « La leçon à tirer est donc claire. Tout doit être repensé et reconstruit autrement », lance le président Michel Joseph Martelly, qui croit venu le temps de « déconstruire bien des habitudes » afin « d’approprier d’autres valeurs pour désamorcer tout risque de retour à l’horreur ». En plus clair, Martelly souligne qu’il faut « travailler pour que les descendants de ceux qui sont partis en ce jour fatidique ne connaissent pareil sort par la faute des carences des hommes. Sous le regard de centaines de personnes brandissant pancartes et posters géants, le chef de l’Etat a déposé des fleurs sur des stèles et mis en terre 10 plantules autour de cette roche mémoire autour de laquelle un mémorial devra être construit.

    Emporté par un diagnostic au relent populiste des autres catastrophes du pays sans proposer des solutions, la sirène et la sonnerie au mort, décalées de plusieurs minutes -après 4 heures 53- ont perdu de leur aplomb.

    Comme au début de la cérémonie, le vent s’est levé et a porté au loin les notes de la superbe composition de Jean Jean-Pierre « Haïti lève toi », interprétée avec maestria par l’orchestre philarmonique de l’école Ste-Trinité. Et, dans des sentiers sinueux, des anonymes sont repartis. Certains en direction de Canaan, à moins de trois kilomètres du site où l’on s’engage à aménager autrement; des milliers de personnes, dont des spoliateurs, pouce par pouce, continuent de construire un grand bidonville qui désavoue les belles promesses et professions de foi…

     

    Source: http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=&ArticleID=101593